«Nous sommes à un moment où il va falloir urgemment et inévitablement repenser les priorités. L’agriculture ne doit pas servir à faire du business, mais à nourrir la population en quantité et en qualité suffisantes», estime le géographe et chercheur tunisien, Habib Ayeb. Dans une interview accordée à l’agence TAP, Ayeb, qui est aussi spécialiste en agro-écologie, dénonce «l’impact désastreux des choix agricoles retenus par les décideurs sur la population, la nature, les ressources naturelles du pays et son avenir». Interview.
A travers vos recherches et documentaires, vous plaidez toujours pour l’agro-écologie. Pensez-vous que cette approche est la bonne face aux besoins croissants de la population, des pénuries constatées de plusieurs produits de base? Est- il temps de repenser les politiques agricoles ?
On n’a malheureusement pas de politiques agricoles aujourd’hui en Tunisie. On a plutôt des politiques du business qui tolèrent tout pour que quelques-uns gagnent le maximum d’argent.
L’accroissement des besoins de la population en termes de nourriture, c’est l’argument souvent avancé pour justifier le recours à l’agriculture intensive. Mais c’est vraiment la pire des blagues! Ce genre d’approche part d’abord du principe qu’on va gagner contre la nature et l’aligner à nos besoins. Mais il ne faut pas oublier que nous n’arriverons jamais à maîtriser la nature, outre le fait que nous en faisons partie et que tout ce qui la touche nous touche directement. La détruire c’est une opération de suicide collective, consciente ou inconsciente.
Je pense qu’on va devoir d’abord répondre à la question suivante : est-ce que l’agriculture est faite pour nourrir la population ou pour faire du commerce ? Quand nos décideurs disent que l’agriculture paysanne ne suffit pas, je pense qu’il faut préciser «qu’elle ne suffit pas pour exporter et avoir suffisamment d’argent», sachant que lorsqu’on exporte, on exporte de l’eau, de la terre et de l’énergie humaine.
Le 25 novembre 2023, dans un marché à Djerba, j’ai trouvé des fraises produites en Tunisie. Une production qui est visiblement destinée à l’exportation, mais dont les quantités qui ne sont pas exportées se vendent sur les marchés locaux. Dans un pays menacé de sécheresse, irriguer intensivement et réserver de vastes terres agricoles à des productions destinées à l’export doit être strictement interdit.
Idem pour l’huile d’olive. Dans un pays qui figure parmi les principaux producteurs mondiaux, on exporte une huile d’olive de qualité extraordinaire et on vend aux Tunisiens le litre à 28 dinars dans certaines régions. A ce prix, rares sont les Tunisiens qui peuvent se permettre d’en acheter. C’est absolument absurde, car l’eau et les terres agricoles doivent servir à nourrir la population et non pas à gonfler les comptes bancaires d’une minorité.
Cela sans évoquer les autres dépassements commis, en relation notamment avec l’usage incontrôlé et excessif de pesticides, dont certains sont interdits ailleurs et le recours aux variétés importées, modifiées, inadaptées au climat du pays, non durables et consommant de grandes quantités d’engrais, de pesticides et d’eau, au détriment des variétés locales, que ce soit en ce qui concerne les céréales, les oliviers ou autres.
On est enfin en train de violer les droits de la population à une alimentation saine et équilibrée, voire à une hygiène correcte vu les quantités énormes d’eau gaspillées, et de détruire la nature et la biodiversité.
Quels genres de réformes auriez-vous introduits si vous aviez le pouvoir de décider pour l’agriculture tunisienne ?
Moi, ministre de l’Agriculture, je procéderais à une réforme agricole et agraire radicale. D’abord, plus personne n’aura le droit de faire de l’agriculture un business.
J’interdirais strictement l’irrigation destinée à l’exportation, tous genres de produits confondus, sauf les oasis anciennes et non pas les palmeraies. Les oasis anciennes sont la propriété de familles de paysans. Il faut les préserver et si le marché tunisien ne suffit pas pour liquider leur production, on pourrait exporter l’excédent. Les palmeraies, par contre, il faut les interdire.
J’encouragerais les paysans à produire et à multiplier les semences locales, notamment les semences céréalières. J’ai personnellement grandi au milieu de champs de blé à Béni Khedeche (Médenine) où il pleuvait, dans les meilleurs des scénarios, 150 mm d’eau par an seulement, sachant qu’il faut un minimum de 450 mm/an pour produire du blé. «El Hmira» une variété locale, c’était la variété que les paysans utilisaient à l’époque et qui pouvait résister à la rareté de l’eau, sans irrigation. Cette variété, qui avait totalement disparu, a heureusement été récupérée par la Banque Nationale de Gènes (BNG) pour la multiplier.
Progressivement, j’interdirais les produits chimiques, sur une période qu’il faut déterminer avec des experts en la matière.
Je procéderais aussi à une réforme agraire radicale à travers la fixation d’une taille minimale et d’un plafond des propriétés agricoles en fonction de la qualité des sols, de la pluviométrie moyenne locale et de la disponibilité d’eaux souterraines mobilisables (un plafond maximum de 100 hectares et un minimum de 5 hectares), tout en veillant à interdire la fragmentation des terres agricoles que ce soit par héritage, par vente ou transmission. J’interdirais aussi toute forme d’élevage intensif.
Si les productions destinées à l’exportation sont interdites, comment faire pour alimenter les caisses de l’Etat ?
On ne va pas continuer à exporter des dattes, des agrumes ou autres éternellement, juste par besoin de renflouer les caisses de l’Etat. La priorité ne doit pas être donnée aux caisses de l’Etat, mais plutôt à la santé et au bien-être du citoyen et au respect de ses droits à une alimentation équilibrée, à une eau suffisante, à un environnement sain et à la biodiversité.
C’est dramatique de voir des paysans souffrir de sous-nutrition et des jeunes tenter la mort en Méditerranée parce qu’ils ne voient plus aucun avenir dans leur pays. Ils renoncent ainsi à leur pays, à leurs familles et à l’idée même d’avoir un jour une famille et des enfants. C’est aussi pour cette raison qu’il faut agir en urgence absolue, repenser les priorités et changer totalement de paradigmes.
Combien de temps faut-il pour mettre en œuvre des réformes pareilles ?
Je pense que dix ans serait une période convenable pour tout réviser et réformer. Personne n’est capable de tout changer en quelques mois, voire en quelques années. Il faut d’abord s’entendre sur les priorités, fixer un projet global de concert avec de vrais experts engagés, établir une feuille de route claire avec des axes et des échéances précises, et procéder, sans tarder, à sa mise en application pour rendre aux paysans leur dignité et à l’agriculture paysanne sa place et sa fonction.
Quelle responsabilité assumerait le citoyen dans le cadre de cette approche ?
Franchement, on demande trop au citoyen, alors que ses droits, les plus fondamentaux même (boire et se nourrir correctement), ne sont pas respectés. Personnellement, à part consommer responsable, éviter de consommer les produits hors-saisons, ne pas polluer et ne pas gaspiller l’eau, je ne demanderais pas plus au citoyen qui assume déjà la lourde responsabilité de subvenir aux besoins de sa famille dans les conditions actuelles de cherté, de pénurie et d’absence de choix de qualité en matière de consommation.
Et qu’en est-il des changements climatiques ?
Les changements climatiques, c’est une réalité, et leurs effets vont être amplifiés par les choix économiques catastrophiques actuels, notamment en ce qui concerne les ressources en eau. Revenir aux pratiques durables respectant l’Humain et la nature serait l’une des réponses aux changements climatiques.
Aujourd’hui, dans plusieurs régions de la Tunisie, on assiste à une féminisation du travail agricole visible et c’est une forme d’adaptation forcée aux changements climatiques, car plusieurs paysans -hommes se sont trouvés face à l’obligation d’abandonner leurs activités agricoles, qui ne sont plus rentables, et de changer d’activité pour pouvoir subvenir aux besoins de leurs familles. C’est ainsi que les femmes ont pris la place pour assurer la continuité de la production agricole qui garantit une sécurité alimentaire minimale.
Les changements climatiques sont aussi à l’origine des vagues d’immigration et du retour de plus en plus remarquable de l’exode rural dans le pays. Et entretemps, on continue de gaspiller le peu d’eau qu’on a pour exporter, de tolérer les élevages intensifs, grands consommateurs d’intrants, souvent importés, d’autoriser des produits chimiques qui détruisent les sols et la biodiversité. On est tout simplement en train de se serrer une corde autour de la gorge.
Quel était le message que vous avez voulu véhiculer à travers votre avant-dernier moyen métrage-documentaire «Couscous : les Graines de la Dignité» réalisé en 2017, dans lequel vous vous êtes longuement arrêté sur le quotidien rude des paysans ?
Ce documentaire transmet un message très simple, mais qu’on a besoin de faire entendre, que la Dignité de toute personne dépend aussi et surtout de ce qu’elle a dans son assiette.
Combinant les dimensions économiques, sociales, écologiques, culturelles et historiques, ce documentaire propose une série de témoignages et dresse un état des lieux de la vie paysanne et des problèmes que rencontrent les paysans et qui touchent de près à leurs dignité et droits.
Pensez-vous que la souveraineté alimentaire du pays dépend aussi de ce que nous avons dans nos assiettes ?
Oui naturellement, mais la souveraineté alimentaire est un concept plus global qui couvre aussi bien la souveraineté de l’individu, du producteur, du paysan, du consommateur et du pays et qui englobe également le respect des droits des générations futures, des ressources naturelles et de l’environnement. C’est un équilibre solide entre tous ces éléments et la moindre violation de l’un de ces aspects risque d’impacter profondément la souveraineté alimentaire.
Aujourd’hui, on a tendance à confondre souveraineté alimentaire et sécurité alimentaire, or la sécurité alimentaire suppose la nécessité pour l’Etat d’assurer par tous les moyens, y compris l’importation et l’aide internationale, une quantité alimentaire suffisante couvrant les besoins de la population sans tenir compte des conditions écologiques, sociales, économiques et sanitaires de production, d’import et ou de «réception» de l’aide internationale… Rien, non plus, sur la protection des ressources naturelles, de la biodiversité, du choix des consommateurs et des droits des générations futures.
D’autres confondent souveraineté alimentaire et autosuffisance alimentaire, or aucun pays de la planète ne peut prétendre être totalement autosuffisant. On peut être souverain en produisant localement le plus possible de besoins alimentaires et en maîtrisant les conditions de production locale et les termes d’échange avec les autres pays, mais l’autosuffisance complète n’existe pas.
Et qu’en est-il de votre documentaire en cours «En attendant la Pluie» ?
«En attendant la Pluie», un titre toujours provisoire, est un cri de colère contre toute forme d’attente. Aujourd’hui, on attend tout, on attend la pluie pour que nos productions reprennent, on attend l’accord des bailleurs de fonds pour pouvoir s’approvisionner en denrées alimentaires de base, on attend le feu vert des grandes puissances pour pouvoir accéder à des vaccins… on est condamnés à tout attendre et cette attente est criminelle.